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5 juin 2007 2 05 /06 /juin /2007 17:30


         Le fils du Patron .

L'atelier de mon père aurait pu être celui d’un photographe,d’un homme de lettres ou d’un musicien , (il avait toutes ces qualités) ,mais c'était  un lieu bruyant où des constructions métalliques  et électriques compliquées  naissaient sous ses doigts d’Ingénieur..
Je le suivais des yeux tôt chaque matin,de notre fenêtre de la rue Sadi-Carnot,jusqu'au carrefour de l'Agha. Là, il rencontrait mon oncle qui venait du Bd Baudin,et je les imaginais cachés par le Maurétania, déambulants sur le pont qui enjambait les voies ferroviaires, passant devant le magasin de pêche de Curci,et les revoyaient enfin descendre la rampe menant au garage Veuve et Pérez. Et là papa commencait la journée par sa gymnastique matinale:enfiler la manivelle par le trou de la grille du radiateur et en quelques tours heureux faire toussoter et démarrer enfin ce moteur Citroen de 15 cv fiscaux. Rouler sur la route moutonnière presque vide et respirer l'air marin, toutes vitres baissées, c'était la récompense de l'effort. L'écume blanche qui ourlait chaque vague de cette mer bleue ou verte suivant le vent, c'était celle que  Deshayes a immortalisée dans ses tableaux, peints à la hauteur du Hamma et de la plage des Sablette. Attention, il ne fallait pas manquer le passage à niveau et tourner à droite, sans peine d'etre obligé de continuer tout droit vers le Caroubier ! La rue de Constantine, elle, était déjà animée par les ouvriers qui allaient au travail et les livreurs...
Arrivé à la hauteur de la rue Boensch, tournait au coin du Café de La Pergola, et juste en face de ce que fut longtemps le domaine du forgeron, mon père poussait le portail de la "S.I.A.T.E.M." , la  “Société Industrielle d'Applications Techniques Modernes". Celà aurait pu être aussi le siège de Bouvard et Pécuchet*, un mélange de génie, et d'imagination sans fin, sur un fonds d'échéances toujours menacantes!.

Mon instruction primaire dans mes jeunes années fut originale, elle était partagée entre  la classe laique obligatoire, et celle des leçons de choses que je vivais dans les moments d'école buissonière. Les buissons étaient alors les machines de l'atelier qui me fascinaient et les hommes qui les conduisaient.
* Héros du Roman de Gustave Flaubert.

  La Menuiserie

Attia était un menusier trappu, toujours en tricot, d'ou s'échappaient des poils gris, un crayon plat coincé sur son oreille, enveloppé de copeaux que la raboteuse jetait avec un grand bruit du madrier plein d'échardes qui lentement sortait lisse et blanc comme un marbre. C'était un ancien prisonnier de guerre  mais qui n'en parlait jamais. Dans un tonneau, des déchets de bois de toutes sortes, et là j'y trouvais des baguettes de frêne dures et souples à souhait pour m'en faire un arc. Après qu'il me mit à l'écart de la couroie de cuir qui sifflait en entrainant la lame du rabot, il me tailla aussi une flêche et mesurant  la baguette ,se mit à éclater de rire, exactement 69 s'écria-t-il, et comme je ne comprenais pas la raison de cette joie subite, et en lui demandais mais en vain  l'explication, il me rendit mon jouet, me tourna le dos et se remit  à son travail pour se débarasser de moi en s'écriant : quand tu seras grand, tu comprendras.
Il n'était pas payé pour compléter l'instruction si vile du fils du Patron.

   Le Magasinier

C'était un endroit sombre et inacessible, grillagé, dont seul Guedj avait la clef.
Un athlète que cet homme qui ne voyait pas souvent le soleil, et ne parlait qu'à travers son guichet. Mais moi, j'avais mes entrées.
C'était un paradis d'outils, un magasin du Far-West, mais qu'on ne pouvait obtenir qu'en échange d'un jeton numéroté  à rendre avec l'ustensile emprunté. J'en étais dispensé. Comme ma flêche en bois n'était pas assez pointue pour s'enfoncer dans une cible, je sortis d'un emballage métallique une électrode,

longue, lourde et couteuse, qui une fois affutée à la meule, me semblait idéale. Il ne savait comment la noter sur son livre de sorties, je sentais qu'il n'appréciait pas ce gaspillage. Je le remerciais en lui tendant ma main, et il me la brisa presque de sa battoire de boxeur.
Pourtant c'était un homme doux,qui se transformait en infirmier lorsque un ouvrier venait se faire panser une entaille, ou l'accompagnait au médecin du travail,                                  le proche Docteur  Chaouat dans les cas les plus graves.


    Le Contre-Maitre

Emile Hadaj, un maison-carréen, régnait sur l'atelier. C'était une sorte de "Maitre Jacques" de l'industrie. Il savait régler la plieuse à rouleaux pour faire d'une tôle plate, un tube au diamètre exact, en quelques passes. Mais ce n'était rien à côté de son savoir faire à construire une vis transporteuse à monter le grain. Il avait à la fois les qualités de projeteur, de chaudronnier et de soudeur à l'autogène ou à l'arc électrique, qui malgré le masque  mais avec les années lui avait blessé la vue. Quand il me vit à la hauteur de la meule et attaquer ma flêche d'un mauvais angle, j'étais forcement trop petit, il me la saisit des mains en me grondant doucement, m'expliquant que d'un faux mouvement je pouvais faire éclater la pierre tournante à grande vitesse  et la transformer en une bombe meutrière. C'est lui aussi qui m'enseigna comment affuter une mêche à percer, et lui redonner son angle d'attaque. Ce détail qui  a dû vous faire sourire est la base d'un bon ouvrier. Il était à la fois un conseiller et réalisateur précieux, l'âme de l'atelier. Une partie de la famille en somme.
Une année inoubliable, mon père acheta aux enchères un tracteur Catepillar "D8" tombé à la mer par une erreur de grutier. Cet engin monumental  que le séjour en eau salée avait réformé, fut démonté entièrement par Monsieur Emile, et après quelques changements de piéces et de mois de travail, il réussit à remettre le tracteur en route.


   Le Chat Grisou .

Ce chat d'usine, au pelage gris, venait rendre chaque matin une visite intéressée en empruntant les escaliers de bois pour grimper au 1er étage, se frotter au  pantalon de mon père, signe pour le patron qu'il lui fallait ouvrir le tiroir de son bureau et en sortir..le tube de lait condensé...Quand mon arc fut prêt, j'allais dans la cour, choisisant un endroit écarté. Je bandis le bois de toutes mes forces, en hauteur, comme dans Ivanohé et lachait le trait qui monta en une superbe parabole que je suivais de mes yeux orgueilleux. Arrivé à mi-hauteur, je vis juste dans sa trajectoire, mon chat Grisou, mon préféré, qui se léchait les pattes et baillait comme un Mexicain au soleil. La flêche pointue s'écrasa sur le sol en se tordant à deux pas du chat qui fit un bond olympique. Mon coeur battait très fort, j'étais presque devenu un assassin  (sans préméditation). J'avais frôlé les manchettes des journaux.

   L'Electricien.

Muniésa je crois, avait dû naitre avec sa pipe, tant elle lui allait bien sous moustache d'hidalgo républicain. Pour moi, c'était une légende vivante et j'écoutais bouche bée le récit de ses aventures. Je pilotais avec lui les avions russes de la guerre d'Espagne, ces  fragiles chasseurs russes biplans "Polikarpov" qui comme les "Stukas" allemands essayèrent leurs ailes avant la grande déflagration. Entre deux bouffées, il débobinait un moteur électrique qui avait brulé. Le fil de cuivre était rare et cher, et il fallait le récupérer. Quand du travail lui manquait, il n'hésitait pas à faire tourner la bétonnière, et en fin de journée, avant que le béton ne sèche trop, je le voyais s'accroupir dans la gueule de la machine, et à coups de marteau et de burin, décoller le mélange de ciment et de gravier. Mais son oeuvre d'art, fut sans doute le bobinage urgent d'un énorme moteur électrique, la commande était importante et il en allait du renom de l'atelier. Le stator, la partie fixe n'était pas bobinée que de fil de cuivre, mais faite aussi de lamelles qu'il fallait enfoncer de force, mais avec prudence, dans des encoches isolées. Il faut vous dire que lorsque ce moteur arriva grillé et sentant le vernis brûlé, la famille se mobilisa pour aider à sortir les lames de cuivre noircies par le feu, et à les nettoyer de leurs gaines de coton.
C'était le côté manuel de l'affaire.
Mais le dimanche, mon père dessina sur une longue rame de papier à genoux dans le couloir, et en 3 couleurs pour les 3 phases, le tracé du rebobinage, et le schéma des connexions pour Muniésa.. Un travail qui me rendait fier, et qui me faisait oublier l'excursion traditionnelle et dominicale en forêt de St Ferdinand. 

Au milieu de la semaine, comme les invités qui attendent la mise en eau d'un barrage,  tous les ouvriers vinrent assister au démarrage à vide de ce monstre.
Avec un rugissement qui fit trembler le sol de ciment, le moteur démarra dans un nuage de couleur blanche et une odeur de choux brulé. Muniesa s'élanca vers  le tableau de l'interrupteur à couteaux du courant , et les larmes aux yeux, atterré, il regarda le moteur se calmer. La bête était morte d'un court-circuit. La traduction du francais à l'espagnol avait dû faire un contre-sens. Tout fut à refaire. Mais la semaine suivante, le moteur rebobiné et rutilant de sa peinture neuve, fut livré à temps. L'Espagne républicaine avait perdu la guerre, mais pas cette bataille.  

    Les Tourneurs .

La salle des tours était l'orgueil du Patron. Comme dans un conte, ils étaient 3, un petit très moderne, pour les piéces de précisions, un moyen pour les pièces lourdes, et le troisième, au bâti très long, avec un mandrin de grand diamètre pour mordre les jets de métal les plus larges. Derrière son tour ancien , mais toujours propre et bien huilé,le père Terrasse, un gros homme déjà fatigué et au visage couperosé, bloquait  l'outil tranchant avec une longue clef à molette. L'angle de coupe, il le réglait mentalement, si confiant dans son expérience d'artiste en objets circulaires. Il était peu loquace avec moi. J'avais un peu honte de le voir triste,  debout toute la journée à faire avancer le chariot mobile et à découper des volutes brulantes de métal comme si elles se tordaient de douleur en sortant à la pointe de l'outil. Avec son grand tour noir qu'il maneuvrait avec amour et dont il créait des merveilles, il me faisait penser à ces vieux soldats qui faisaient mouche avec des fusils au canon ovalisé et usé par les tirs.  Le jour où il mourut,mon oncle nous dit en épitaphe, que cet ouvrier était si habile de ses mains rugueuses, qu'il était capable de rectifier un piston à la lime fine.
Dans un coin bien propre une fraiseuse, une Van de Velde, de couleur vert tendre, presque neuve. J'admirais toujours avec curiosité la fraise tournante sous le jet de lait blanc de refroisissement, mordant la roue de fonte brute, pour en y creuser des chevrons et la transformer en engrenage. Une fois la course du plateau réglée, les manivelles tournaient d'elles-mêmes par enchantement et le travail se faisait presque automatiquement, sous les yeux attentifs du fraiseur. Ouadah avait alors du temps libre qu'il employait à faire des clownneries et à narguer le vieux père Terrasse. Une fois même,pour l'exaspérer, ne trouva pas mieux que de dégraffer  son pantalon et lui montrer son séant,qui était le négatif de son caleçon..!

Lorsque le petit tour à décolleter était libre, je calais une pièce de bois et je m'essayais à tourner un pied de chaise enchanté par la fausse facilité, mais lorsque j'arretais le moteur, je ne voyais qu'une pièce rugueuse et mal proportionnée.
Ouadah qui s'inquiétait pour sa machine de précision, n'oubliait pas de me demander de bien tout nettoyer, les glissières, comme le plateau, avec un pinceau. Une fois, je vis son savoir faire en action. Il tournait un espèce de cône bombé dans un gros bloc de fonte d'aluminium, une "aiguille" qui devait régler le débit d'un courant d'eau sous forte pression. Cette pièce brillante, parfaite et hydrodynamique aurait pu être exposée au Musée d'Art Moderne.Mais, Ouadah mon ami, avait d'autres talents cachés: pendant les heures supplémentaires, il  travaillait à son compte, ou plutôt pour celui des poseurs de bombes en  fabricant des engins mortels. C'était du moins ce qu'avait rapporté la police à mon père, après que Ouadah eut subitement disparu de son lieu de travail, fin 1960...

   Le Modeleur

Monsieur Gasco, en blouse grise, le cheveux lisse et déjà rare, avait une maison de fonction, un petit logement qui servait ainsi de conciergerie. Mais son métier était celui de maquettiste: il réalisait pour les envoyer à la fonderie, des moules en bois vernis, qui étaient la copie exacte d'une pièce brisée et introuvable. Séparé du bruit des machines, à l'étage supérieur, son bureau était encombré d'outils de dessinateur, mais aussi de mesure. Des palmers pour mesurer au micron près le diamètre des axes, ou des pieds à coulisse de toutes tailles pour vérifier les longueurs, et aussi des compas balustres, des équerres, tout un attirail de crayons, de gommes qui m'enchantait. Mais chez lui, pas question d'y pénétrer seul! Sur des étagères, des demi-coquilles de bois, des moitiés d'engrenages et de poulies attendaient l'expédition à la fonderie.
A temps perdu, il peignait de petits tableaux naifs , à l'huile.Ce devait être un homme heureux,il vivait dans son art.

  Le Maneuvre.

 Le vieux Madani est,
 Depuis que je le connais,
 Le meme homme agé,
 Qui ne change pas au fil des années.
 Sa chéchia un peu de coté,
 La moustache blanche et éffilée,
 Les petits yeux perdus dans sa figure ridée.
 Il se lève,lorsque mon grand-père parait,
 Lui tend une main tremblante.
 Les deux vieillards sont ensemble.
 L'un est ouvrier,l'autre Directeur,
 Mais tous deux ont vécu les memes heures.
 L'un est pauvre,l'autre propriétaire.
 Dirait-on maintenant,l'un est colon,l'autre prolétaire.
 Mais jusqu'à ces derniers temps,malgrès son age incertain,
 Le vieux Madani gagnait son pain quotidien,
 Et matin et soir,mangeait à sa faim.
 Quand un mois de juillet,au beau milieu de l'été,
 L'usine,par l'arret d'un préfet,fut fermée.
 Le vieux Madani recut une nouvelle citoyenneté,
 Mais il en est mort,affamé.

  .
(Epilogue à suivre).

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