Maman, lorsque elle revint de l'enterrement d'une chère et vieille tante Camille, auquel je n'avais heureusement pas du assister en raison de mon jeune âge, déclara soudain: "Le jour de mes obsèques, il sera préférable pour vous tous d'aller au cinéma" ! Voulant nous expliquer ainsi, que la vie doit continuer sans être chargée et attristée par le fardeau de la mort. Tante Camille faisait partie de l'univers de ma mère. Je ne l'ai connue que très âgée déjà, un élastique violet retenant les plis de son cou, assise dans un fauteuil précieux dont les pieds cambrés étaient munis de roulettes. Elle nous accueillait toujours avec joie dans son petit salon obscur d'un autre monde. Ce fut pour moi une cassure dans ma vie enfantine, n'imaginant pas que des êtres chers puissent disparaître. Depuis je dus faire face avec la triste réalité et voir vieillir et mourir ceux qui m'avaient tant choyé au long des années.
Un an après le décès de maman, et vingt après la disparition de mon père, mon frère décida que le Cimetière Juif de Bagneux n'offrait plus le repos éternel après ce qui ne fut que le début des agissements des voyous en métropole (1) .
Et voici ce qui fut publié dans le Journal Officiel* de la République Française du 4 Mai 1981 :
Mon frère et moi sommes donc allés à Tel-Aviv, rue Molliver au bureau de cette institution qui organise les enterrements, mais surtout délivre et attribue les carrés des sépultures.
Pour un juif non israélien, il n'est pas facile de trouver un emplacement libre dans les cimetières urbains, tous déjà remplis depuis des décades et les rares emplacements libres sont réservés généralement à des célébrités. Alors c'est en dehors de la ville qu'il faut trouver le repos. Mais pour mes parents, il fallut donc acquérir une concession dans le grand cimetière qui a pour nom celui de la rivière Hayarkon qui traverse la plaine. Ce transfert, du cimetière de Bagneux à l'aérodrome parisien, en cercueils spéciaux, puis la traversée jusqu'à l'aéroport Ben-Gourion et de là le transport funéraire jusqu'à la porte du cimetière, fut donc un deuxième enterrement, avec toutes les émotions que cela comporte, mais indispensables pour réaliser la paix de notre conscience .
Nos parents qui avaient été si fiers d'être citoyens de la France et y vécurent courageusement leur Judaïsme patriotique, méritaient bien d'être enterrés dans la terre biblique. Le matin prévu pour les obsèques synchronisées avec l'arrivée de l'avion, nous nous présentons au bureau du cimetière, qui annonce au haut-parleur le début de chaque cérémonie, pour grouper les participants. C'est là bas une véritable usine mortuaire où se succèdent les convois. Suivant la coutume juive, après la toilette des morts, les corps sont enveloppés dans leur tallit (suaire), généralement celui qui a servi tout au long de la vie aux cérémonies du croyant .
Dans le cas de mes parents, personne ne nous ayant expliqué le déroulement, des employés sortirent de la chambre funéraire les deux chariots noirs de mon père et de ma mère drapés dans un drap rayé de lignes noires, après avoir donc été exhumés du cercueil de leur traversée. Car dans notre religion, le corps(2) doit reposer à même la terre pour y retourner en poussière. Alors s'approcha de moi un des officiants habitués à ces cérémonies et vient me glisser dans l'oreille que les ossements exhalaient une odeur très forte ...Heureusement mon frère ne l'entendit pas. Pour moi ce fut un moment horrible et j'encaissais cette phrase qui voulait être pleine d'attention (!), comme un coup de poing. Nous avons escorté les brancards sur roues jusqu'aux deux fosses au son de la psalmodie du Rabbin. A l'extrémité de chaque civière, une étiquette avec le nom de mon père et de ma mère. Comme nous n'étions même pas les dix personnes requises pour la cérémonie, suivant la loi mosaïque(3), les aides fossoyeurs se joignirent à nous. A la tête de chaque fosse un petit panneau provisoire portant le nom de Colette , l'autre de René Lévy. Le Rabbin lit les prières de circonstance et nous le "Kadich"(4) avec un petit livret où la prière antique en araméen(5) est écrite en lettres latines pour les non-hébraïsants. Je crois me souvenir avoir embrassé le suaire de mes parents, malgré l'avertissement du fonctionnaire. Les aides faillirent se tromper de fosse en confondant celui de ma mère et de mon père. Dans un film, j'en aurai ri. Mais je m'en étais aperçu à temps, atterré par cette cérémonie. Ils firent glisser les corps dans un logement entre les profondes cloisons en béton. Les recouvrirent de plaques, sans cimenter et seulement alors versèrent la terre sableuse à coups de pelle rapides. Michel versa avant dans chaque tombe le contenu d'un petit sachet de terre d'Algérie rapporté de Bir-Abdallah en 1962, la ferme agricole pionnière du Plateau Sétifien de mon arrière-Grand-père, qui après la défaite de Sedan choisit avec sa famille de quitter l'Alsace devenue prussienne pour rester Français.
Il faisait très chaud en plein soleil. Les mouches ne cessaient de nous harceler. J'essayais de les ignorer. J'ai glissé quelques billets dans les mains des aides et du Rabbin en redingote noire et lustrée, dont ce triste métier est leur gagne-pain et ils sont partis pour une autre cérémonie sans doute.
Moi je tremblais sur mes jambes, mais mes parents enfin pouvaient continuer leur voyage pour l'éternité. Je leur demande pardon d'avoir été la cause de toutes ces manipulations et tribulations qui me hanteront toute ma vie. Comme le veut la loi sainte qui a aussi ses règles d'hygiène, nous sommes allés laver nos mains à la fontaine proche de la sortie du cimetière pour ne pas transporter avec nous d'impuretés. Certains, mais ce n'est déjà plus de la religion, mais de la superstition ne rentrent pas directement chez eux pour ne pas y apporter le mauvais sort .
Après une semaine, consacrée traditionnellement en recueillement et prières à la maison, nous pûmes sortir pour faire le choix de la pierre tombale sur le chantier d'un marbrier. Nous choisîmes une couleur légèrement rosée comme celle d'Hébron dont est bâtie Jérusalem. Ensuite il fallut patiemment expliquer au tailleur de pierre les inscriptions à graver à la fois en hébreu en français sur chacune des tombes. Pour la grandeur, pas tellement de choix, le Rabbinat limitant les dimensions de la dalle pour respecter l'égalité des morts . Un mois après, les pierres funéraires étaient en place, avec les noms ciselés, les lettres en creux remplies de plomb, sans faute d'orthographe.
Ils sont là, allongés devant-moi. Je les revois un dimanche matin, dans leur chambre à coucher, se tenant par la main en écoutant ma décision définitive de monter en Israel, acceptants ce verdict le coeur serré, mais avec fierté sans essayer de temporiser ou avancer d'argument car je transformais simplement en une cruelle réalité toute l'éducation que j'avais reçue d'eux. Et décidais égoïstement de les laisser derrière moi, âgés et surtout usés par la vie difficile qu'ils avaient connue depuis toujours en Algérie, mais aggravée par la conclusion catastrophique et vénéneuse de 1962.
Parce que mon Grand-Père maternel, Émile Schebat tombé à Verdun, n'a eu de tombeau que la boue de la cote 304, nous avons ajouté son nom pour qu'il en reste le souvenir.
René Lévy Colette Lévy
Fils de Charles et Blanche Blum Fille d'Emile (Mort pour la France)
Sétif 22 Décembre 1908 Et Marthe Schebat
Vanves 30 Mai 1977 Alger 22 Novembre 1911
Paris 11 Décembre 1997
J'ai pris une photo du carré. Étrange idée pensez-vous. Mais moi je n'ai plus confiance en rien et un jour une fusée tirée par nos voisins pourrait exploser dans ce cimetière et détruire les tombes. Ce n'est pas une utopie, celles de Sadam Hussein se sont éparpillées sur Tel-Aviv et l'une est tombée dans mon quartier pendant l'hiver 1991; et cette semaine le Hizbola du Liban vient de recevoir de Syrie des fusées Scuds à longue portée .
Et puis aussi avec cette photo à porté de ma main, j'aurai moins à me déplacer si loin lors de ma vieillesse. Dans nos coutumes, il n'est pas de règle de déposer des fleurs sur les tombes, mais de petites pierres témoins de notre passage, comme nos ancêtres le faisaient il y a des milliers d'années dans le désert.
Moi, je vais toujours les choisir sur la grève de Tel-Aviv, baignée par cette méditerranée qui a vu mes parents naître, grandir, travailler et souffrir.
Des pierres polies par les vagues et le ressac qui berceront leur sommeil éternel de mots d'Alger .
Si notre patrie ne nous avait pas obligé à nous exiler d'Algérie, mes parents auraient été enterrés au Cimetière israélite de St-Eugène, comme tous nos ascendants. Après "l'indépendance" du pays en 1962, synagogues et cimetières furent la proie des hordes haineuses qui après leurs tueries de huit années de guerre s'en prirent aux morts en fracassant des tombes et éparpillant les ossements. Vous lirez ces details macabres dans l'extrait ci-dessous:
Texte d'Elisabeth Schemla dans « Mon journal d'Algérie », Flammarion 2000 :
----- « Dès les premiers pas pour monter vers le haut du cimetière juif que surplombe l'église Notre-Dame d'Afrique, le spectacle est désolant. Des ronces, des branchages envahissent les allées, des chèvres broutent au milieu des tombeaux ouvragés, ornés de fleurs de marbre et de grilles à arabesques. Plus de visiteurs depuis longtemps, si longtemps. À cette hauteur, ce n'est qu'un cimetière à l'abandon qui emplit l'âme de tristesse et de nostalgie, où l'on entend les pleurs de jadis qui, jaillis des vivants, étaient mille fois plus doux cependant que les vrilles des oiseaux dans ce silence pétrifié. Mais, une fois délaissée cette montée pour tourner à droite et s'enfoncer dans le cimetière...
----- C'est un champ de guerre sainte jonché de morts qui ont été tués une seconde fois. Sur des hectares en vastes terrasses, des milliers de tombes essayent de trouver un impossible repos, le ventre béant, plaques jetées au sol, cassées, martyrisées ; les colonnes brisées de la vie interrompue ont été abattues, les visages émaillés des disparus arrachés, et ceux qui en ont réchappé ont un regard étonné, même pas de reproche. Un bébé en médaillon dans l'herbe jonchée de crottes. Des fleurs de céramique à terre. Un vase de marbre décapité qui a roulé, un caveau ouvert sous l'offense. Des inscriptions en hébreu, la plupart en français ; des tombes séculaires de sujets juifs sous l'occupation turque, des tombes plus récentes de citoyens juifs sous l'occupation française. La bataille a été livrée avec une folle ivresse, se repaissant des craquements, des plaintes et des supplications de la pierre, par des hommes dont les mains damnées se sont livrées au massacre dans la jouissance, laissant derrière eux le chaos que j'ai sous les yeux. J'avance, et je m'approche.
----- Les ossuaires ont été percés, leur plaque descellée,
des centaines d'os enchevêtrés, certains intacts, d'autres cassés en mille morceaux sont là, nus, et cette nudité dévoilée est une insulte suprême, le crachat de fous sur les fémurs, les bassins, les bras, les crânes des infidèles qui récitaient la Thora.
----- Ces égarés ont pissé, chié, forniqué, bu, bâfré autour des Gharbi, Mesguish, Kespi, Seror, Tabet, Achouche, Sonigo, Garrus, Enot, Nebot, Loufrani, Solal, Farro, Bakouche, Lachkar, Saffar, je voudrais les citer tous, je les cite tous, et si j'ignore Dieu, je sais le sacré, et même si ces morts ont été délaissés, ils n'ont pas été oubliés, je suis ici…
----- Pourvu, pourvu que le carré des enfants ait été épargné ! Il faut se frayer un chemin dans l'escalier qu'obstrue un arbre, et c'est la même désolation. Éviter les os de ces squelettes qui traînent entre les dalles, ne pas marcher sur ces mâchoires, ne pas penser aux petits corps….. »
Depuis, certains travaux ont été réalisés pour camoufler ces dégâts. Quoique récemment le Mausolée des Rabbins ait été victime de dégradations, des plaques très anciennes ayant été émiettées.
Notes :
(1) L'air du temps:
L'air du temps, c'est " l'attentat de la rue Copernic " et la déclaration honteuse de Raymond Barre :
http://www.akadem.org/photos/contextuels/3431_2_attentat_copernic.pdf
Source : Journal Officiel, article 46034:
http://archives.assemblee-nationale.fr/6/qst/6-qst-1981-0504.pdf
(2) Exception faite pour les soldats enterrés dans un cercueuil.
(3) Loi Mosaïque: celle de Moïse.
(4) Le Kadich:
"Le Kadich est l’une des prières les plus précieuses et célèbres du peuple juif. Et c’est à propos de sa lecture quotidienne qu’il est enseigné que le monde repose. A l'origine le Kadich était dit en hébreu, puis, à la suite de la destruction du Temple de Jérusalem, le Kadich se dit en araméen. Dans les sources talmudiques, la lecture du Kadich est créditée d'une importance capitale pour la survie spirituelle du monde depuis la destruction du second Temple. La lecture de ces louanges a la propriété de consoler Dieu, « endeuillé » de la chute de Jérusalem. Et, c'est sur ces louanges que reposent également l'espoir et la foi en Dieu, et que se réalise la mission spirituelle du peuple juif. Lors de la lecture du Kadich l’homme manifeste la grandeur du Créateur et proclame que Dieu et Un, et que Son Nom est Un. La lecture du Kadich exprime la vocation même du peuple juif, la mission fondamentale de proclamer la royauté de D.ieu dans les cieux et sur terre".
"Si je vous traduisais le Kadich, vous verriez qu’il ne contient absolument aucune allusion au deuil, à la mort, à la vie future : c’est, je vous l’ai dit, une sanctification publique du Nom de D. Alors, pourquoi a-t-on voulu que le Kadich soit dit par les personnes en deuil ? Pour la seule raison que venant de leur part, malgré leur deuil, cette sanctification est particulièrement précieuse, parce qu’elle atteste que le deuil n’a diminué en rien leur foi en D. " Citation: http://www.kadich.org/
(5) l'Araméen:
http://www.alliancefr.com/judaisme/cyberthora/haadad/2hebreu.html
-------------------------------------------------ooooooooooooooooooooooooooooo-------------------------------------------