Teniet-el-Had (1) est un endroit magnifique dans les montagnes de Kabylie, qui est célèbre pour ses forêts de cèdres et chênes verts. Son lieu de naissance et l'histoire de sa piqure par un scorpion dans sa jeunesse de sauvageonne aux pieds nus, c'est ce qu'il me reste de la biographie de Suzanne Dali, avant qu'elle ne s'établisse à la Casbah d'Alger et ne commence à travailler chez les familles bourgeoises comme nous, pour gagner son pain quotidien et même plus.
Elle s'enorgueillissait dans ses très rares moments de confidences avec maman d'avoir un ami, qui était Journaliste à Alger-Républicain (2). ll faut dire qu'elle était fort belle avec sa chevelure fournie teintée au henné, qui s'échappait en grandes boucles lorsqu' elle enlevait son foulard. Grande et forte, ses lèvres larges s'ouvraient, quand elle riait avec moi, sur des dents éclatantes. Lorsque elle arrivait le matin, elle ôtait d'abord son voile brodé d'un liseré en fil d'argent et se déshabillait de son haïk immaculé dans la cuisine en fermant la porte à clef, car j'avais déjà grandi et elle ne me permettait plus de jouer avec elle comme auparavant, en me blottissant sous ce voile de coton qui sentait bon son corps chaud.
"Par quoi commencer," questionnait-elle, s'adressant malicieusement à ma mère, en considérant de ses grands yeux soulignés au khôl la pièce principale ensoleillée : "Monsieur se fait la gym !"...
En effet à cette heure, papa faisait dans le salon, ses exercices de gymnastique suédoise, torse nu, avec de lourdes haltères, avant de continuer par des tractions, en se pendant à une barre ancrée dans le chambranle de la salle de bain.
-Aujourd'hui, nous "faisons les tapis", s'écria ma mère, il fait déjà chaud !
Chaque année, c'était le même cérémonial. Avant l'arrivée des Français Le Dey d'Alger avait un Palais d'Hiver et, avec les premières chaleurs, emménageait au Palais d'Eté, ou dans une de ses villas fraîches d'El-Biar, mais chez nous comme pour les autres algérois, avec la tiédeur printanière, commençait la transhumance...locale des tapis. Le sol des appartements était carrelé de belles mosaïques, comme dans les pays méditerranéens. Durant l'hiver froid et humide, ce carrelage nu et glacé aurait été la source de refroidissements sans ces nécessaires tapis qui prenaient, hélas, de la place et de la poussière.
Le jour "J", c'était aussi le jour des... journaux accumulés pour servir à emballer, pour l'été, ces tapis à poils longs ou courts. Imaginez ce travail de forçat ! Maman et Suzanne étaient tout juste assez à deux pour, à la fois, soulever le piano à queue et tirer de côté le tapis persan, d'ailleurs un peu percé, (mais son côté abîmé était caché par les gros pieds du Gaveau, et en sauvait la face), alors, je venais à l'aide en tirant par ses franges cette merveille récalcitrante qui découvrait un carrelage...terni.
Il fallait ensuite retourner ce tapis et lui administrer une sévère correction avec une tapette de jonc souple qui lui faisait rendre ses grains de sable accumulés tout l'hiver. Il était trop lourd pour être suspendu à la balustrade du balcon, comme les petites carpettes des chambres. Quel tapage dans la maison, et quel remue-ménage avec les meubles déplacés de côté, l'appartement se transformait en chantier.
Ensuite venait le brossage à genoux, maman et Suzanne, côte à côte, nettoyant à l'eau légèrement vinaigrée pour raviver, sans les abîmer, les couleurs de ces dessins symétriques, mais tous différents car tissés à la main. Combien d'heures ai-je passé dans mon enfance à promener sur ces motifs enchevêtrés mes voitures miniatures, ou simplement à lire allongé les Cent et un Contes Merveilleux de la collection Nathan, certainement plus qu'à faire mes devoirs de maison !..
Il était temps de terminer ce travail d'Hercule, avant de préparer le déjeuner de midi. A la force succédait maintenant l'habileté. Il s'agissait à la fois de rouler le tapis rajeuni de la manière la plus serrée, tout en déployant les journaux de la République avec des boules de naphtaline qui me chassaient du salon. Le problème étant d'effectuer cette opération sans que le tapis, en glissant de côté, ne devienne un cône déformé au lieu d'un solide cylindre. Le rouler en synchronisation demande aussi un apprentissage, et ensuite, avant qu'il ne se défasse, la ficelle, passée sous son ventre, le liait comme un gigot avant la cuisson. Le tapis prisonnier soulevé à deux, lourd comme un billot de bois, devait être monté deux étages plus haut, dans une remise sous la terrasse pour passer six mois d'été au frais et à l'abri des mites !
Maintenant, l'appartement pouvait résonner du trot des petits pieds nus, une sonorité inoubliable de l'enfance.
J'aimais me réfugier dans cette cuisine minuscule qui, en plus, était triangulaire: l'architecte avait dû transformer ses erreurs de calcul en parent pauvre de l'appartement. Souvent, je demandais à Suzanne de m'apprendre quelques mots en arabe, mais je n'arrivais pas à les prononcer correctement, avec l'accent guttural et ces séances déclenchaient nos rires. Une fois, ,je voulus expérimenter mes connaissances sur le vif. En me tenant dans le tram des T.A. (Tramways Algériens) au plus près du wattman, pour admirer la circulation automobile et pédestre que le conducteur écartait à grands coups de sonnette qu'il actionnait de son pied, je lui jetais un "mchi !!" vigoureux que je croyais être le mot encourageant "plus vite". Mais le conducteur se retourna et me dévora cru de ses yeux noirs, je lui avais dit "va t'en !" ....Le gland de son fez rouge en vibrait de colère !
Suzanne Dali ne travaillait jamais seule. Avec maman, elle s'occupait du linge qui bouillait dans la grande lessiveuse posée sur le réchaud de la cuisine, mais elle savonnait les grandes pièces de draps sur la planche de bois calée en travers de la baignoire. Le savon de Marseille embaumait la maison, l'activité ces jours-là était telle que je n'avais pas intérêt à fouiner dans les jambes et me réfugiais dans ma chambre bleue. En ravivant ces souvenirs domestiques, je ne peux qu'admirer une fois de plus la vie difficile du train-train d'une maisonnée, sans les appareils ménagers de maintenant, ces robots qui en libérant la femme, l'obligent à aller dans des salles de culture physique pour veiller à sa musculature...
Le jour de gloire de Suzanne était celui des veilles de fêtes, où elle était la spécialiste de la cuisson du Couscous à la vapeur, dans la double vaste jatte d'argile vernissée. Elle même pétrissait cette graine qui devenait, une fois cuite, la base de tous les mélanges de légumes, de viande, de pois chiches, de sauces piquantes, mais moi, je préférais le couscous au sucre, qui gardait ainsi sa blancheur originale. Quand je pense à ces jours simples et heureux, je vois, avec le recul des années, une situation qui nous semblait si naturelle et maintenant à mes yeux, étrange, mais au moins chez nous la condition ancillaire de la servante était plus que satisfaisante..
Suzanne apportait les plats du fourneau, au coup de sonnette de maman, et retournait déjeuner à sa place dans la cuisine, assise sur la chaise de paille, tout en surveillant une autre marmite sur le feu..? Gling,Gling !!
-Suzanne vous pouvez débarrasser et apporter la coupe de fruits ?
-Merci, s'il vous-plaît, la carafe d'eau est vide !....
Je dois dire que je me dévouais, histoire de pouvoir me lever de table et de m'esquiver faire un tour à la cuisine. Suzanne Dali ne se servait pas des couverts argentés qui ornaient notre table, un héritage de grands-parents. Non, elle avait sa fourchette simple qu'elle rangeait dans le tiroir de la table de la cuisine, avec le couteau à manche d'os. Les couverts précieux, les couteaux surtout, c'est elle qui les astiquait avec de la poudre à récurer et un bouchon de liège pour ne pas trop faire de rayures, après que la vaisselle nettoyée et posée dans l'égouttoir de zinc incliné évacuait un filet d'eau dans l'évier de faïence. Non, elle n'était pas déguisée en soubrette à dentelle blanche et même faisait un peu parti de la famille, puisqu' elle en connaissait tous les secrets !
Mes enfants, à qui je raconterai cela, en seraient ébahis. D'abord parce qu'une servante humiliée n'a jamais existé chez nous et que cette quotidienne et criante différence de classes les aurait immédiatement pousser à manifester dans la rue !!!(là, j'extrapole un peu trop loin !)
Peu importe que j'explique à ces jeunes que leur Grand-Mère, en dehors de ses "Mardis" où elle recevait du "Grand Monde" ait, elle aussi, travaillé toute la semaine avec notre bonne Suzanne, ils ne le comprendraient pas.
Alors, je préfère ne rien leur dire !!
Il ne faut pas croire que l'idylle régnait toujours dans ces jours de la semaine. Il était des fois où j'étais l'amorce qui mettait le feu aux poudres. Un jour, j'avais réalisé mon rêve guerrier de posséder, moi aussi, un fusil, car sans lui , et sans un cheval rapide et fidèle, un homme n'est rien.
Avec une silhouette en bois, et un clou planté à l'extrémité du canon qui retenait un élastique, j'avais réalisé un fusil à un coup qui tirait des carrés de papier pliés en deux , à la manière d'un tire-boulette. Caché sous la table de la salle à manger, un poste de tir idéal, je chevauchais la traverse qui reliait les pieds de la table. Et ainsi je voyais passer les jambes nues et le chiffon de par-terre qui se déplaçaient ensemble à bonne portée. Clac ! sur une cheville ancillaire m'aurait valu une claque autre part si je ne m'esquivais à temps, et une fois que j'avais trop abusé de sa patience, Suzanne déclara qu'elle en avait assez ! Que chez sa patronne précédente, Madame Sadoun,(3) ses gages étaient meilleurs et le travail moins difficile !! En général, le conflit éclatait les jours de chaleur où l'électricité statique dans l'air sec agit négativement sur les nerfs ..
Mais la brouille ne durait pas longtemps, chacune étant devenue dépendante de l'autre.!!
Une fois, Suzanne Dali nous invita chez elle, dans la Casbah, une occasion excellente pour fêter la fin du Ramadan . Nous devions traverser le marché de la rue Randon si achalandé en ces jours.
Léon Cauvy , "Marché dans la Casbah"
Je ne sais pas comment ma mère réussit à trouver l'adresse de Suzanne !!.
Camus dans "Noces" :"Le port est dominé par le jeu de cubes blancs de la Casbah"....
Un dessin de Charles Brouty...que j'ai colorié..
Je ne me souviens que d'escaliers qui commencèrent rue Bab-Azoun et qu'après un dédale de ruelles nous avons débouché dans une pièce très fraîche, récemment chaulée. Elle avait une percée qui dominait les terrasses et au fond, la vue imprenable sur la mer frisée d'écume.
Charles Brouty (4), "Vue de la Casbah"
Ce dessin aux lignes droites est une façon rare de Brouty d'interpréter cette vue. Ses esquisses sont généralement tracées de traits tout en rondeurs. J'aime fouiller de mes yeux les divers personnages qui animent les terrasses.
Sur un côté de la pièce, un lit bâti sur une surélévation en ciment, couvert d'une belle couverture aux dessins Kabyles et pour nous asseoir un banc de pierre avec de petits coussins de couleurs adossés au mur. Un robinet sortait de la muraille blanche. Sur un plateau, des friandises au miel, des zlabias et makrouts, des gâteaux couverts de sucre glacé et de perles d'anis argentées firent mon délice. Je restais interdit devant la sobrieté et l'étroitesse de ce logis, mais c'était tout le royaume de Suzanne Dali, la fille d'un paysan de la haute Kabylie, qui était venue chercher fortune à Alger.
Charles Brouty, "Mauresque dans son intérieur"
Maman entretenait la conversation et c'est elle qui par sa bonté et son intelligence denués de paternalisme dut mettre Suzanne Dali à l'aise, j'en suis sûr, car je ne me souviens de rien d'autre que de cette découverte d'un autre monde étranger à moi.
Pour finir, peut-être à cause d'une histoire d'amour avec ce journaliste, ainsi que je veux le croire, Suzanne nous abandonna, je pense juste avant novembre 54.
Des années après, (entre temps le quotidien "Alger-Républicain" (avait été censuré), une visite surprit maman un après-midi. C'est moi qui ouvrit la porte à Suzanne bien changée hélas. Intimidée par le grand jeune-homme que j'étais devenu, elle n'osa pas m'embrasser.
Dévoilée, son maquillage un peu fort voulait cacher le ravage des années. Maman l'accueillit au salon, chacune s'assit dans l'un des deux fauteuils de cuir vert, craquelés eux aussi par le soleil, et moi après avoir écouté les banalités d'usage sur l'adolescent qui se tenait gauchement, je les laissais seules dérouler leurs confidences. Peu après, maman vint dans sa chambre chercher quelques grands billets pliés dans un petit tiroir de son armoire à glaces, et revint avec ce secours que Suzanne Dali, dans sa dignité, n'avait pas demandé mais que sa visite expliquait. Ce souvenir de la pauvreté et de l'insécurité est restée une de mes angoisses.
Notes :
"Mais, la plupart des Dali présents en France viennent d'Afrique du Nord, notamment d'Algérie. C'est, au départ, un nom turc avec le sens de téméraire, courageux."
Comme le disait mon prof de calcul: C.Q.F.D.
(1) Sur la forêt de Teniet-el-Had:
http://aj.garcia.free.fr/Livret7/L7p42-43.htm
(3) Suzane préférait toujours de travailler chez une famille juive où elle y trouvait le respect et la considération de son état.
(4) Brouty par Francine Dessaigne:
http://cagrenoble.fr/brouty_2/