Camille Ambert ou le fruit défendu.
Sur les pavés de Paris, (il en reste encore !) je me sentais comme un détenu en liberté provisoire, délivré de ses strictes habitudes diététiques, et enflammé de regagner le temps perdu. Et pour ma défense j'en accuserai les rayons de fromages des magasins d'alimentations qui étalent sans vergogne à tout venant les produits onctueux de la ferme sans penser aux dommages que cause leur richesse en matière grasse ...
Et je promis de m'autoriser cette incartade, à condition de me limiter à un seul de ces fromages. Une tache bien difficile et je dirai même cruelle.
Toutes les Provinces de France me tendaient leurs bras et j'avoue que j'eus un peu le vertige en essayant de choisir l'une de ces merveilleuses spécialités aux noms à faire sortir un mort affamé de sa tombe ...Des montagnes de l'Auvergne aux plaines de la Brie, ils étaient tous là sous leurs vignettes immuables depuis que je les connaissais de l'autre coté de la méditerranée, en accompagnant jadis ma mère à l'épicerie mozabite du "Roi du Fromage", une célébrité du Marché Clauzel à Alger. Pour tenir la promesse que je m'étais faite, et mettre un terme à mon supplice je jetais mon dévolu sur une délicatesse fromagère de chez Camille Ambert, plus connue maintenant sous le nom de Camembert(2).... (mais oui !)....Ni trop fait, ni contrefait.
Je ne pus m'empêcher de revivre en un éclair mon expérience avec la génération spontanée, lorsque un beau jour algérois, alors que par la vignette alléché je soulevais le couvercle, apparurent à mon grand effroi de gros vers blancs rampants dans la chair laiteuse qui avait vieilli prématurément...! De leurs yeux minuscules ils me firent signe en se contorsionnant qu'ils avaient la priorité du sol ! ! Horreur et putréfaction, je battis en retraite.
A peine sorti sur le trottoir, et vu mon expérience, j'ouvris donc avec précaution la boite en fine pelure de bois,blanc,comme le copeau d'une scierie et dépliais son enveloppe paraffinée. Une belle couche de pénicilline, ferme et souple m'appelait à la dégustation. Et j'essayais de maîtriser mon impatience en jouissant du paysage fluvial. Une fine bruine embuait la Seine, les passants qui auraient pu croiser cet être bizarre que j'étais, étaient heureusement rares et les bouquinistes pas encore au rendez-vous des pigeons. J'avais bien envie de jeter à l'eau cet emballage, rond comme le panier de Moïse (1) pour le voir dériver au fil du courant, mais j'étais trop loin du pont et déposais la boite et son couvercle dans la rigole du Quai de Conti pour un destin moins glorieux. Accoudé à la rambarde de pierre moussue, et revenu à l'état sauvage, sans un petit couteau à fromage, sans une noisette de beurre et une tranche de pain croustillant pour son lit, je mordis à pleine dents dans cette chair moelleuse, délice des Dieux, sans attendre, oh! sacrilège, un ballon de vin rouge pour l'accompagner.
Je ne fis pas de quartier et rapidement ce Camenbert, tel un cercle trigonométrique se réduisit à quelques radians, juste à temps pour éviter de m'étouffer dans ma brutalité gloutonne. Ma bouche en était empâtée et mes doigts collants. Je pourléchais de mes lèvres les fines gouttes de pluie bienvenues comme un chat qui fait sa toilette.
Qu'ainsi périssent mes ennemis, pensais-je en souriant, ma feinte colère apaisée.
Une péniche glissait lentement en poussant une grosse barge noire, et j'admirais le marinier qui la guidait à contre-courant entre les piliers du Pont-Neuf. Un chien allait et venait sur le dos rebondi du chaland à moteur en jappant aux touristes d'un bateau-mouche qui descendait la Seine. Comme des enfants, ces vacanciers heureux agitaient de plaisir leurs mains et je répondis de même en souriant à ces inconnus. Pour un instant, je me sentais protégé parmi ces étrangers qui en savaient autant sur moi que les platanes qui ombrageaient les quais. J'étais devenu une gravure colorée à l'aquarelle sous un ciel éternellement bleu de Paris, qu'aiment peindre à la chaîne les artistes en chapeau-mou, assis sur leurs pliants.
Je m'arrête sous les feuillages ondulant d'un saule-pleureur qui par dessus le quai caresse les mats d'un cotre amarré pour une saison, une manière princière de vivre libre en changeant de paysage au fil de l'eau.
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.
La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.
Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?
Écoutons ce curieux enregistrement " D'une prison" (1935) de Tino Rossi qui chante le poème de Verlaine sur une mélodie de Reynaldo Hahn avec Joseph Benvenutti au piano:
http://www.youtube.com/watch?v=iSfmPkXOet4
Qu'ai-je fais de ma jeunesse ? Et bien je peux dire avec regret que ma jeunesse resta un brouillon inachevé. Mais ceci est une autre histoire !.
En remontant la rue Génégaud , que j'avais choisie pour ses vitrines de Librairies Anciennes, je vis qu'une plaque du quartier était masquée par un collage du même aspect bleu émaillé :
La Roche Carpienne est près du Capitole, et cette affichette était une prophétie (d'ailleurs facile), car comme en physique, après l'action vient le réaction. Mais à chacun son tour (au deuxième, comme d'habitude), de tenir dans son bec un bon fromage. Fromage de Hollande bien-sur. Je peux le prouver par cette vignette en couleur, la présidence est bien un fromage ! : il ne reste, comme vous l'avez lu précédemment que sous l'emballage, l'intérieur est vide...
Tout proche se dresse le Théâtre de l'Odéon. A cette heure matinale, les abords de ce faux Temple Grec étaient pratiquement déserts. Seuls des ouvriers de la voirie nettoyaient avec un puissant jet d'eau les applaudissements de la soirée précédente et les sifflets des contestataires. Des livreurs en tablier de cuir déchargeaient des casiers de bouteilles de vin devant les bistrots qui renouvelaient ainsi leurs provisions épuisées dans les vapeurs d'alcool de la nuit parisienne.
Pierre Corneille, auteur dramatique du "Cid" qui m'avait été imposé lors de mes Humanités d'ailleurs inhumaines, et qui me faisait bailler aux ....Non, c'est faux, j'ai adoré Molière.
Ce n'est qu'adulte, que je découvris les vers de "La Parodie du Cid" d'Edmond Brua (3) qui nous enchanta. Je rebaptiserais bien, si j'en avais les moyens, cette Place actuellement au nom de Paul Claudel par celui de l'écrivain algérois père de "Cagayous". Edmond Brua, chantre de ce langage aussi coloré et chaud que le soleil d'Algérie, le "pataouète". Cet alliage phonétique précieux issu du creuset où se brassèrent pendant plus d'un siècle les mots et les intonations des anciens et nouveaux venus du bassin méditerranéen, mérite bien d'entrer à l'Académie.
Hélas, cette langue est en voie de disparition avec ces exilés qui s'éteignent un à un dans la froidure de l'hiver métropolitain. Cette langue vivante va devenir une langue morte conservée dans le formol et qui sera disséquée par de savants philologues, comme sujet de Doctorat.
A aucun de mes voyages n'ai eu l'occasion de visiter ce Café qui vit tant de célébrités littéraires et politiques s'attabler déjà bien avant la Révolution pour boire cette boisson noire, qui, écrivit alors Montesquieu dans les Lettres Persanes, faisait des prodiges :
« Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue. Dans quelques unes de ces maisons on dit des nouvelles, dans d’autres on joue aux échecs. Il y en a une où l’on apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent : au moins, de tous ceux qui en sortent, il n’y a personne qui ne croie qu’il en a quatre fois plus que lorsqu’il y est entré. »
A lire les inscriptions gravées dans le macaron qui rappellent les hauts-faits brutaux historiques commis à endroit, il est assez évident que cette boisson n'était pas faite pour calmer les esprits.
Lors de mes années parisiennes, en passant à coté des tables en marbre qui débordaient sur les trottoirs, j'entendais souvent les amateurs de ce filtre commander au garçon: "Un noir, bien tassé !!". Je pense qu'aujourd'hui personne ne commettrait cette imprudence sans se faire tabasser...
En rentrant de ma promenade en métro, j'ai découvert dans un coin du compartiment, cette citation poétique, un beau sujet de dissertation :
Mais entre les bruits des portières qui claquent, les avertissements sonores et les odeurs sui-generis qui y règnent aux heures de pointe, il y a pour les passagers du métropolitain de quoi rêver...et sourire !
Notes:
(1) Au Musée de l'Homme, est exposé un grand panier rond en joncs tressés et enduit de goudron, une antiquité égyptienne, qui aurait pu naviguer sur le Nil.
(2) A ne pas confondre avec "Camember" le nom de famille du célèbre Sapeur. Le livre, les "Aventures du Sapeur Camember", me fut offert par mes chers parents dans ma jeunesse gâtée, ainsi que les autres oeuvres dessinées par l'écrivain Christophe. C'est une lecture saine pour adultes qui souriront ainsi de leurs difficultés rencontrées dans leur propre vie civile comme militaire où la logique est le plus souvent absente. Si les costumes des personnages ne sont forcément pas à notre mode, les caractères et situations cocasses sont immortels. Je ne peux que vous inviter à déguster cet article :
(3) Edmond Brua :
http://exode1962.fr/exode1962/
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